Notes de lecture Saïto #1/2
Dans La nature contre le capital, Kohei Saïto plonge dans les écrits de Marx, ceux déjà publiés en langue allemande et ceux encore inconnus du grand public (notamment une partie de ses carnets de notes), pour y dégager des réflexions que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologistes.
Loin des clichés productivistes accolés au marxisme, Kohei Saïto révèle avec finesse la richesse de la pensée marxienne, dans laquelle la nature joue un rôle déterminant, car les humains ont un lien consubstantiel avec cette dernière. Bien que leur activité puisse contribuer à la transformer, le maintien de cette unité constitue l’objectif du combat progressiste, tant individuel que collectif.
Pour déployer sa lecture de Marx, Kohei Saïto inscrit sa démarche dans le sillage de plusieurs courants de recherche : l’écosocialisme états-unien (porté par John Bellamy Foster), l’interprétation japonaise de l’« école de Kuruma » et, de façon approfondie, les travaux menés par les équipes chargées de l’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (Marx-Engels-Gesamtausgabe – MEGA), dont il fait par ailleurs partie.
L’Homme et son environnement
Dans son livre, l’auteur souligne chez Marx l’importance déterminante de la perturbation du lien entre l’être humain et son environnement dans la société capitaliste. Cette perturbation, consécutive aux rapports nouveaux issus de la généralisation de la propriété privée et de la marchandisation, est appréhendée dans un premier temps au travers du concept d’aliénation, entendue comme le caractère étranger pour le travailleur de ce qu’il produit. Le produit du travail du salarié n’est plus le sien, et l’accumulation de ces produits conduit à la construction d’un monde auquel chacun devient étranger. L’acte de production n’est donc plus une action volontaire avec pour finalité un usage immédiat : c’est un travail forcé pour satisfaire des besoins en dehors du travail. De fait, le travail n’est plus l’expression d’une subjectivité agissante mais une objectivation dépersonnalisante, en rendant les humains étrangers au monde sensible, à leur activité vitale ainsi qu’aux autres individus.
Progressivement, Marx va délaisser le concept d’aliénation pour privilégier un concept issu des sciences naturelles, en vogue au cours du XIXe siècle : le métabolisme. Ce concept décrit d’abord les échanges physiologiques de substances au sein d’un organisme. Il sert ensuite à décrire également les interactions entre un organisme et son environnement. Marx va étendre le sens de ce terme pour l’appliquer à l’interaction ininterrompue entre les hommes et le monde extérieur comprise comme l’économie de la nature dans sa globalité. La rupture entre l’Homme et le produit de son travail n’est donc plus appréhendée dans un rapport philosophique entre une nature et « l’essence » du genre humain, mais comme une rupture concrète, matérielle et physiologique.
À rebours de critiques qui reprochent à Marx d’avoir exclu la nature au profit du primat de l’activité humaine, Kohei Saïto rappelle l’importance de la nature pour le genre humain dans les travaux de Marx, et cela dès 1844 : « La nature est son corps, avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’Homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’Homme est une partie de la nature »1. La nature est ainsi conçue comme « le corps inorganique de l’Homme ». Marx considère donc comme évidente « l’unité des Hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles, inorganiques, de leur échange de substance avec la nature ». Ce qu’il convient de saisir, c’est « la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et cette existence active, séparation, qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du capital »2.
Terre et travail : même combat !
Le rapport social issu du travail salarié modifie donc à la fois les rapports entre les hommes et les rapports entre ces hommes et leur environnement naturel. En effet, le rapport social dans la société marchande n’est pas une relation personnelle immédiate entre des producteurs privés, mais un rapport d’échange entre les produits du travail. Il y a donc une inversion de la relation sujet-objet, et par conséquent une personnification des objets. Dans l’échange, il est fait abstraction des qualités humaines concrètes, et la fonction des êtres humains est réduite à celle de simples porteurs. Dès lors, face à l’extension du monde ainsi objectivé, les fonctions humaines sont de façon croissante déterminées par ces rapports économiques objectifs, et selon la logique de la valeur. La subjectivité humaine moderne fait sienne cette « rationalité » du monde inversé, sans prendre en compte l’inversion fondamentale de la structure sociale.
Cette dynamique du monde inversé du capitalisme s’étend également aux choses qui n’existent plus simplement avec leurs propriétés naturelles : elles sont désormais modifiées par les déterminations économiques.
Dans Le Capital, paru en 1867, Marx considère ainsi que « tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol, tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité »3. Et de poursuivre « la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur »3.
Tenir compte des limites naturelles
Si l’extrait du Capital pointant l’épuisement de la terre et du travailleur par la production capitaliste est bien connu, le souci de Marx pour la préservation de cette terre a pendant longtemps été négligé par une partie de celles et ceux qui se revendiquaient du marxisme. L’intérêt du livre de Saïto est de donner à comprendre pourquoi Marx s’est réellement intéressé à la détérioration de l’environnement par le système économique en développement. Les cahiers de notes de Marx révèlent en effet l’intention de ce dernier : comprendre la dynamique du régime de production capitaliste dans toutes ses composantes. C’est pourquoi il s’est attaché à lire de nombreux ouvrages consacrés à l’agriculture, la géologie et à la chimie des sols, et notamment l’ouvrage de Justus von Liebig, consacré à la Chimie appliquée à l’agriculture et à la physiologie, dont la première édition est parue en 1840.
Liebig y soulève le problème de la perte de substances minérales due à la concentration de la population dans les villes. Il en résulte un gaspillage qui prive la campagne de son fumier, brisant ainsi le cycle naturel de restitution. L’apport d’intrants chimiques semble alors une solution pour restituer au sol les nutriments dont il a besoin et même en développer le rendement. Au fil des éditions de son livre, l’analyse de Liebig évolue, et l’espoir d’une croissance indéfinie de la fertilité du sol via les engrais chimiques laisse place à une critique contre la violation de la loi de restitution. Marx relit Liebig et prend note dans la 7e édition de ce livre des mises en garde de ce dernier : « Si la génération actuelle croit posséder un titre qui lui donne de détruire la nature, on est carrément en face de la violation de l’une des lois naturelles les plus sages. Ce qui circule appartient au présent et lui est destiné, mais ce n’est pas le cas de ce qui est enfoui dans les profondeurs du sol et qui appartient aux générations futures ».
Marx comprend ainsi que « tout l’esprit du mode de production capitaliste, qui a pour boussole le premier gain monétaire immédiat est en contradiction avec l’agriculture qui doit, elle, travailler en ménageant la condition permanente qui permet de vivre à des générations humaines liées les unes aux autres »4.
Urbanisation, industrialisation et agriculture
Marx s’intéresse ainsi à la rupture engendrée par les évolutions du monde moderne : « Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine, qu’elle entasse dans les grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’Homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’Homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol. Elle détruit par là même à la fois la santé physique des ouvriers des villes et la vie intellectuelle des ouvriers agricoles »5.
Il convient de souligner alors le lien dynamique qui unit « la grande industrie et l’agriculture exploitée industriellement. Si, à l’origine, elles se distinguent l’une de l’autre par le fait que la première saccage et ruine davantage la force de travail et donc la force naturelle de l’être humain, et la seconde davantage directement la force naturelle de la terre, en progressant, par la suite, elles se donnent la main, le système industriel débilitant aussi les ouvriers à la campagne, et l’industrie et le commerce procurant de leur côté à l’agriculture les moyens d’épuiser le sol »6.
L‘écologie de Marx après Le Capital
Après la publication du Capital, Marx continue à s’intéresser aux effets de l’activité humaine sur la nature. Saïto cite ainsi une lettre adressée à Engels, le 25 mars 1868, dans laquelle il exprime son intérêt pour l’ouvrage de Carl Fraas, Le climat et la flore à travers les âges, une histoire de l’une et l’autre, paru en 1847. Ce livre démontre que le climat et la flore évoluent au fil du temps. Il met en avant les conséquences de l’activité agricole, qui a, dans l’immédiat, un effet utile, mais qui sur la durée peut entraîner une désertification des sols si « elle n’est pas consciemment maîtrisée ».
Fraas complète l’analyse de Liebig en s’intéressant non plus seulement à la chimie des sols, mais au rôle des conditions climatiques dans le développement et le maintien durable de l’agriculture. Fraas invite ainsi à envisager des voies alternatives à la chimie par les recours aux alluvions, ces sédiments emportées par le ruissellement des rivières. Il démontre ainsi la possibilité d’utiliser les forces de la nature pour des finalités humaines sans épuiser cette dernière. Par ailleurs, le rôle de l’agriculture dans le devenir des civilisations est questionné par les scientifiques en cette seconde moitié du XIXe siècle. Liebig soutient que la disparition de certaines civilisations antiques résulterait de l’épuisement du sol dû à sa surexploitation. Fraas, lui, considère que ce sont les changements intervenus dans le « climat physique » qui en seraient la cause. L’activité agricole des hommes tend à modifier progressivement la flore et les cycles naturels, entraînant des mutations du climat.
Fraas cite comme référence Alexander von Humboldt, qui a profondément marqué la première moitié du XIXe siècle par le récit de ses voyages et des observations qu’il en tire sur le fonctionnement de la nature. Marx s’y réfère également. Humboldt est en effet l’un des premiers scientifiques à documenter, au travers son expédition en Amérique latine, l’impact du défrichement des forêts comme déclencheur du changement climatique dans une région, cette mutation provoquant ensuite une migration des espèces.
Au final, pour Liebig, comme pour Fraas, la baisse de la productivité du sol attaque les bases matérielles de la civilisation en raison du comportement irrationnel de l’Humanité dans ses rapports avec la nature. L’impact du déboisement sur le climat, souligné par Fraas, illustre au plus haut point la perturbation du rapport métabolique entre l’humanité et la nature.
Ernest Simon
Retrouver la deuxième partie de cet article : Les enseignements d’un (grand) livre
1. Manuscrits de 1844 I, 24 (MEGA 2 I/2, p. 240).
2. Fondements de la critique de l’économie politique I (MEGA 2 II/1, p. 393).
3. Le Capital I, chap. 15, 10 (MEGA 2 II/6, p. 477).
4. Ibid., III, chap. 20, note n° 2(MEGA 2 II/4.2, p. 670).
5. Ibid., I, chap. 15, 10 (MEGA 2 II/6, p. 476).
6. Ibid., III, chap. 24 (MEGA 2 II/4.2, p. 753).