Notes de lecture Saïto #2/2
Dans La nature contre le capital, Kohei Saïto plonge dans les écrits de Marx, ceux déjà publiés en langue allemande et ceux encore inconnus du grand public (notamment une partie de ses carnets de notes), pour y dégager des réflexions que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologistes.
Sur le plan de la méthode et de la recherche, le livre de Kohei Saïto permet de saisir que la compréhension du monde qui nous entoure ne peut se faire en y appliquant une pensée figée et des idées prédéfinies. Tout au long de sa vie, Marx a évolué au fil de ses lectures et affiné son cadre d’analyse pour chercher à saisir pleinement la dynamique de son époque. C’est d’ailleurs le propre d’un raisonnement matérialiste et dialectique que de chercher à rendre compte d’une praxis, c’est-à-dire des évolutions réelles d’une société en analysant l’activité des individus saisie sous une forme à la fois concrète et théorique. À l’opposé de celles et ceux qui figent les pensées en idéologie, l’air vivifiant de la réflexion est indispensable pour préserver les conditions de tout régime démocratique. Mais c’est également un choix éthique : comme l’écrivait Spinoza, « nulla igitur vita vitali est sine intelligentia » (« Il n’y a donc pas de vie digne d’être vécue sans intelligence »)1. En effet, connaître les causes rationnelles de ce qui s’accomplit et y trouver sa place, n’est-ce pas à la fois le devoir de chaque génération et la source pour les individus de la plus haute satisfaction personnelle à laquelle puisse aspirer celui qui ne confond pas sa tâche avec les intérêts du jour présent ?
L’écologie chez Marx
Le livre de Kohei Saïto, est également important en ce qu’il apporte, à l’appui d’une étude approfondie des cahiers de notes de Marx, un éclairage nouveau sur l’intention de ce dernier exprimée dans ses publications. Dans l’objectif de comprendre la dynamique capitaliste, Marx s’est intéressé aux effets de ce régime de production sur les êtres humains, sur la Terre et les interactions de ces derniers avec leur environnement. Avec le recours au concept de métabolisme, Marx souligne le caractère concret de ces interactions, unies de façon matérielle dans un même devenir. Logiquement, cette approche conduit à fonder l’importance pour l’humanité d’établir une relation durable, consciemment maîtrisée, entre les êtres humains et la nature.
L’étude de l’écologie de Marx à partir de ses notes et extraits montre par ailleurs que l’assimilation que l’on fait couramment entre le XIXe siècle et un prométhéisme naïf de maîtrise de la nature ne correspond pas à la réalité. Dès cette époque, de nombreux auteurs posaient en effet la question de l’épuisement des ressources naturelles et des risques qui en découlent. Comme le rappelle Marx, dans un message à caractère universaliste : « Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la Terre. Elles n’en sont que les possesseurs, les usufruitiers et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée »2.
Tous les manuscrits et les notes de lectures de Marx ne sont pas encore publiés ; aussi n’est-il, pour l’heure, pas encore possible de disposer d’une vision globale du développement de la pensée de Marx après 1868. Il apparaît toutefois plausible que Marx se soit intéressé à des voies nouvelles, non eurocentrées, mais qu’il ait aussi continué à développer une approche « écologique » dans ses recherches. La mise à jour de ce travail théorique constituera certainement un complément fécond pour enrichir le travail critique sur la crise écologique actuelle.
La rupture métabolique
Sur le plan politique, l’idée de rupture métabolique pourrait utilement être reprise à bon compte comme concept central de la crise écologique actuelle. L’humanité est confrontée aujourd’hui à deux phénomènes : le changement climatique et la détérioration des conditions de toutes les formes de vie sur la planète. Ces deux phénomènes sont les faces visibles d’une même pièce. Elles sont le produit d’une activité humaine dont la forme actuelle du régime de production conduit à une consommation excessive des ressources naturelles de notre planète : il y a bien une rupture métabolique dans le rapport des êtres humains avec leur environnement, épuisant à la fois les humains et la Terre.
Pour illustrer l’impact des activités humaines comme principale force façonnant la Terre, certains ont recours au terme d’anthropocène. Sur le plan géologique, la communauté scientifique ne reconnaît pas ce concept (décision de la Commission internationale de stratigraphie en 2024) : l’humanité n’aurait pas (encore ?) provoqué de passage à une nouvelle époque géologique. L’anthropocène est un concept opérant si on l’inscrit dans le domaine des sciences sociales et politiques : les conséquences de l’activité humaine, en dégradant l’environnement, mettent en péril les conditions biologiques permettant le maintien de la vie humaine, mais aussi de la faune et de la flore telles que connues actuellement. Il serait alors plus juste de reprendre le concept de « capitalocène » pour décrire ce phénomène, car c’est bien le rapport social constitué par le capital et le régime de production qui en résulte qui épuise la terre et les humains. Désormais, la préservation de la niche écologique ayant rendu possible la vie humaine constitue le problème politique que l’humanité doit prendre en charge collectivement.
L’inflammation, moteur et symptôme
Selon la mythologie grecque, le titan Prométhée s’est illustré en dérobant le feu à Zeus pour le transmettre aux hommes, permettant ainsi le développement de l’humanité. Aujourd’hui, un historien propose le concept de pyrocène (« ère du feu ») pour caractériser notre époque où le feu joue à la fois un rôle moteur et symptomatique des bouleversements environnementaux. En brûlant la biomasse fossilisée en grandes quantités, plus particulièrement et de façon exponentielle à partir du XIXe siècle, l’activité humaine déstabilise les écosystèmes. L’expansion de l’espèce humaine sur l’ensemble de la planète, ne laissant pratiquement plus d’espaces sans présence humaine, et le mode de vie associé avec une artificialisation croissante des sols, ont créé les conditions favorables au déclenchement de feux de plus en plus fréquents : ce fut le cas des mégafeux en Australie en 2019-2020, et plus récemment dans un territoire à forte densité humaine comme Los Angeles.
Mais les territoires isolés sont également concernés : l’incendie qui s’est déclaré en ce début d’année à proximité de bâtiments techniques d’une base scientifique sur l’une des îles les plus reculées du monde, l’île française d’Amsterdam, dans le district des Terres australes et antarctiques françaises, en est une illustration. Ces feux sont particulièrement destructeurs sur l’instant, tant sur le plan de la vie (faune, flore et parfois êtres humains) que sur le plan matériel, mais aussi dans la durée, puisque les conséquences des feux conduisent à des pollutions sévères (de l’air, de l’eau et de la terre), notamment lorsque sont brûlées des structures matérielles polluantes issues de l’activité humaine. Sur la durée, c’est la possibilité même de préserver les conditions de la vie actuelle qui est mise en péril dans les lieux de l’incendie, mais aussi dans les espaces environnants qui sont également contaminés, et dont le climat s’en trouve parfois même affecté.
La métaphore du feu peut également être filée pour illustrer les effets destructeurs d’une partie de l’activité humaine sur le fonctionnement biologique du corps humain. Le rôle de l’inflammation des cellules du corps dans de nombreuses maladies est en cela particulièrement révélateur. La combinaison des substances chimiques absorbées par chaque être humain conduit à une explosion de maladies nouvelles. L’humanité brûle de l’intérieur. En la matière, ces maladies ont un caractère politique, en ce sens que le refus de prise en compte du principe de précaution, l’élaboration de réglementations laxistes et l’autorisation continue de dissémination de substances cancérogènes sont des décisions industrielles qui constituent des choix politiques favorables au développement de ces maladies.
Sous l’effet des conséquences du régime de production actuel et des choix politiques associés, l’humanité brûle son environnement et consume son propre corps. La rupture métabolique résulte de cette inflammation généralisée qui en est à la fois un moteur et un symptôme.
La marchandisation du monde
Par ailleurs, il semble utile de questionner à nouveau les conséquences de la dynamique inversée des rapports sujets-objets dans le nouveau stade que connaît le régime de production capitaliste. À l’heure de la propagande libertarienne portée par les multinationales et défendue par de plus en plus d’acteurs politiques sur l’ensemble de la planète, la marchandisation du monde, c’est-à-dire de tous les pans de la vie humaine et naturelle, conduit à une profonde transformation : les propriétés naturelles, les individus dans leurs pensées et leurs actions (sous l’emprise des smartphones, des réseaux sociaux et bientôt de l’intelligence artificielle états-unienne et chinoise), les rapports sociaux qui en résultent et les institutions fondées pour réguler les interactions des êtres humains ainsi qu’avec leur environnement, sont transformés en déterminations économiques échangeables sur le grand marché du monde en fonction de leur valeur, c’est-à-dire de leurs qualités marchandes.
Dans ce système, seuls les acteurs économiques dominants peuvent déterminer l’évolution du monde. La possibilité même du maintien d’un espace démocratique est aujourd’hui en jeu. C’est au regard de ce prisme que la politique menée par le nouveau président des États-Unis depuis son accession au pouvoir peut être utilement comprise.
« Nous allons forer comme des malades »
Enfin, la bataille déjà initiée pour les matériaux « rares » constitue un condensé actuel de tous les problèmes écologiques et politiques auxquels tous les êtres humains sont confrontés, quel que soit leur degré d’intégration à l’économie mondiale. L’extension du numérique à toutes les couches de la vie humaine, et la montée en puissance de l’intelligence artificielle, tout comme la recherche d’une forme de transition énergétique, nécessitent de bâtir de fortes capacités de production énergétique et de disposer des quantités faramineuses de minerais.
Toutes les puissances mondiales s’affairent à « forer comme des malades », pour reprendre l’expression de Donald Trump, afin de garantir leur souveraineté économique et leur domination : tous les continents sont concernés, mais l’Afrique devrait, semble-t-il, devenir dans les prochaines années l’épicentre de l’industrie minière, portée par des entreprises détenues pour partie par des puissances américaines, asiatiques et européennes. Pillage des ressources naturelles, conditions de travail déplorables, transport de matériaux à l’échelle de la planète, tensions géopolitiques animées par le contrôle des mers (la Chine dispose désormais de plus de navires de combat que les États-Unis) pour garantir la circulation des marchandises et la sécurisation des câbles sous-marins destinés au transport d’énergie et à l’acheminement des télécommunications, tous les ingrédients sont réunis pour remettre à l’ordre du jour des logiques guerrières. Et pendant ce temps-là, la maison brûle…
Ernest Simon
Retrouver la première partie de cet article : La pensée écologiste de Marx
1. Éthique IV, appendice, chap. 5.
2. Karl Marx, Le Capital III, 6e section, chap. 23(MEGA II/4.2, p. 718)